Powerless power

Powerless power

Note d’intention

Parmi les nombreux répertoires pratiqués par le baryton-basse Frédéric Albou, l’univers théâtral et musical de Richard Wagner est celui qui l’a révélé de manière décisive, avec le personnage de Wotan, dans L’Or du Rhin et la Walkyrie, abordé dès 2013 à Vendôme.

Si Wotan est réputé le rôle le plus long, le plus éprouvant, le plus exigeant du répertoire des voix graves masculines, sa tessiture s’adapte parfaitement à la voix longue du chanteur français, dont les graves endurants et timbrés, et les aigus riches et puissants répondent précisément au profil du Dieu du Walhall.

Par ailleurs, la nature même des conflits auxquels le Père universel est confronté convient à merveille au tempérament d’acteur unique de l’interprète français… pratiquement taillé sur mesure pour ces situations extrêmes. Le conflit du dieu, garant des lois universelles, et pris au piège de sa fonction, réduit à l’impossibilité de la liberté et de la toute-puissance, à cause même de sa volonté de pouvoir absolu… le conflit qui, de la révolte du dieu entravé, le précipite dans la chute, met en évidence le travail intense et profond de l’artiste français.

Par ailleurs, Frédéric Albou, à mesure qu’il approfondit son exploration du personnage, et son interprétation, y voit de plus en plus une métaphore, un miroir troublant, de l’homme occidental de son temps, désireux de maîtriser de manière absolue son environnement, au moyen de la croissance, qui est l’emblème de sa civilisation, mais qui est aussi la catastrophe par laquelle il détruit cet environnement, et précipite sa propre chute…

Aussi, lorsqu’il a été invité à réfléchir à la proposition d’enregistrer ce premier CD en soliste, s’est-il tout naturellement tourné vers cet univers, qui correspond idéalement à sa nature et à son potentiel.

Il a donc construit un programme autour d’une galerie de personnages wagnériens (Wotan, le Hollandais, Amfortas) correspondant à sa voix, à ses qualités d’interprète, et illustrant au plus près les différents aspects de la situation de l’homme occidental… de plus en plus proche de la chute, à mesure qu’il s’entête à tenter de la repousser en renforçant sa maîtrise, son pouvoir, par la croissance économique, le moyen… étant précisément celui qui précipite sa chute le plus efficacement !

Il a choisi d’avancer dans cette aventure avec l’un des chefs d’orchestre avec lesquels il a fait ses débuts wagnériens dans le rôle de Wotan.

Confortant ainsi son sentiment que le rôle de l’artiste est autant d’attirer ses concitoyens sur les enjeux de la vie en société que de les inviter à cultiver la créativité, il retrouve ainsi une dimension baudelairienne et wagnérienne, qui veut voir dans l’artiste un prophète.

 

Présentation

Presque tous les grands personnages de Heldenbariton dans les opéras de Wagner sont doublement caractérisés par la tension entre le pouvoir et l’impuissance.

Le personnage qui exprime cela avec le plus de force est sans aucun doute le Wotan de la Tétralogie. Lorsqu’il apparaît dans L’Or du Rhin, il vient de se faire construire le palais du Walhall, et se trouve dans l’impossibilité de le payer aux Géants, qui en ont assuré la construction : toute l’intrigue qui s’ensuit est motivée par le besoin de trouver ce qui va pouvoir assurer ce paiement, qui se trouve être l’Or du Rhin, sous la forme de l’Anneau forgé par Alberich. C’est le premier signe d’impuissance du roi des Dieux, et ce qui va le confronter au Nibelung qui a renié l’amour, qui, d’une certaine manière, est son contraire…

Dans la Walkyrie, Wotan se retrouve dans une situation plus complexe encore : c’est dans l’anonymat qu’il accompagne son fils humain, Siegmund, qu’il pousse à découvrir une épée miraculeuse qu’il a disposée à son intention, afin qu’il puisse récupérer à sa place l’Anneau d’Alberich, devenu la propriété de Fafner, le survivant des deux Géants constructeurs du Walhall. Mais la position du dieu devient critique lorsque Fricka son épouse vient mettre un terme à cette manœuvre, en exigeant de son époux qu’il se soumette aux lois dont les dieux sont garants, et qu’il ôte à l’épée de Siegmund, Notung(« Destinée ») tout pouvoir. Acculé par les contradictions de sa propre situation, le dieu découvre que la liberté lui est désormais interdite. Le récit de la 2nde Scène du IIème Acte est un des plus longs monologues de l’histoire de l’opéra, et un des plus redoutables, en raison de sa tessiture grave… probablement la scène la plus éprouvante jamais écrite dans cette tessiture, surtout si l’on songe qu’elle l’est pour un Heldenbariton, pas même une vraie basse !

La désobéissance de sa fille préférée, la Walkyrie Brünnhilde, si elle ouvre une possibilité pour que le descendant de Siegmund puisse accomplir ultérieurement le vœu du dieu, pousse aussi le père à punir sa fille de manière spectaculaire, en se coupant d’elle à tout jamais. La colère du dieu éclate comme un orage, mais il demeure seul, confronté à son propre échec, et à l’impuissance ! C’est le déchirement du dieu, se séparant de sa meilleure part, et de sa liberté, à travers sa propre fille, qu’expriment les bouleversants Adieux de Wotan.

Le personnage du Hollandais, dans le premier succès de Richard Wagner, est présenté comme un ancien roi, depuis longtemps à la dérive, en quête de la rédemption, qu’il ne peut obtenir que s’il trouve un amour pur. Comme Tristan et Yseult, le Hollandais trouve cet amour, mais est soumis à la foi : c’est lui qui décide de son destin. Il croit surprendre la belle Senta en situation d’infidélité, et se précipite dans la damnation et la mort… où elle décide de le suivre !

Amfortas est roi, lui aussi : il est connu, dans les textes français médiévaux, comme « le Roi mehaigné » (« le roi blessé »). Chez lui, l’impuissance semble être intimement liée au pouvoir : la blessure qu’il a au flanc est éternellement purulente. Aucun remède ne peut la guérir. Du point de vue physique, la localisation même de la blessure, près de la zone sexuelle, renforce l’idée d’impuissance ! Le comble de l’impuissance du monarque est de voir la situation dénouée par un autre, qui plus est… un « homme sans qualité », « der reine Thor », ce « fou pur », incapable de comprendre les mystères, ignorant du pouvoir lui-même, et, pour cela, accessible à la grâce !

Tous ces personnages semblent résonner aujourd’hui de façon troublante et prophétique avec la situation de l’homme occidental, empêtré dans les outils de son pouvoir, la consommation et la production, desquelles il tire une richesse, qui lui permet de dominer son environnement… mais dont la conséquence est aussi l’épuisement de cet environnement, et donc, la disparition des moyens mêmes de ce pouvoir…

C’est dans un questionnement exigeant des partitions, et du style musical, que Frédéric Albou a souhaité préparer ce projet. Interrogeant leurs nuances, il s’est efforcé de leur trouver une justification dans la dimension théâtrale des personnages et des situations, dans la conviction que l’univers wagnérien est un tout cohérent, entièrement orienté vers l’efficacité scénique.

En plus de cette recherche, il souhaite également interroger l’histoire même de l’interprétation. Sans recourir aux instruments d’époque, il s’efforce de retrouver les phrasés, les équilibres, les sonorités, les dialogues entre voix et instruments, tels qu’ils pouvaient sonner à l’époque de Wagner, convaincu que l’actualité à venir, dans ce répertoire, est précisément dans cette démarche, en passant par les instruments d’époque. Mettre la musicologie au service du théâtre et de la communication est au cœur de sa recherche d’interprète.

Cette recherche, au moment où l’artiste finalise ce projet d’enregistrement, et le diffuse dans une tournée, se double, pour lui, du devoir de communication, sur le sens profond de ces œuvres, et de ces personnages, qui concerne exactement la situation de l’Homme occidental, celui de la génération de la connexion informatique.

Continuer à affirmer son pouvoir, par l’augmentation de la richesse (de quelques-uns) et de la production… ne peut plus se faire, paradoxalement, qu’en précipitant la disparition de ce modèle-même de vie, le blocage technique total du milieu sur lequel l’homme exerce ce pouvoir. Comme le Wotan de L’Or du Rhin, bien que… « roi des dieux », l’homme se trouve déjà en défaut de paiement, dans l’incapacité ABSOLUE de pourvoir au SENS même que sa richesse, sa production, sa consommation, sa croissance, et sa domination prennent. Il est en fait DEJA dans la position du Wotan de La Walkyrie, sans plus aucun pouvoir, alors même qu’il a conquis l’illusion, entièrement matérielle, de ce qu’il croit être le pouvoir. En fait, pour le moment, il est aussi dans la maladive incapacité de prendre le recul nécessaire pour briser le cercle vicieux qui le ronge et le précipite dans la chute (comme l’Amfortas du Parsifal, le « roi mehaigné »), et est tout près de sombrer dans la malédiction qu’il a lui-même causée, à l’instar du Hollandais. Il est possible que ce soit en revenant à la pureté du « reine Thor », celui qui accepte de recevoir la grâce, de se laisser toucher… et d’être en collaboration avec son environnement, que réside la possibilité d’un avenir : Amfortas passe la main à Parsifal, sous l’œil su sage Gurnemanz… L’Homme occidental, s’il demeure incapable d’imaginer lui-même une façon de « remettre le pouvoir », de transformer son rapport au pouvoir, sera probablement, à l’instar d’Amfortas, obligé de le céder à un autre type d’homme, plus simple, pour s’effacer derrière lui…

Voici l’avertissement que nous renvoient en miroir ces personnages, fantasmes de l’artiste créateur… qui ne sont QUE les images de ce que nous sommes, de ce que nous avons produit !

Sommes-nous… incapables de prendre de la distance ?

Sommes-nous… incapables de revisiter notre rapport au pouvoir ? Par exemple, en ayant le courage de le regarder, non comme l’occasion de nous enrichir, en augmentant la production, la consommation, la croissance, mais comme un engagement, dans lequel nous nous mettons au service de ce qui nous entoure ?

Sommes-nous incapables d’inventer des solutions, de faire preuve de créativité, pour changer les habitudes économiques, les modes de consommation, renoncer au pétrole, au charbon, transformer nos habitudes, nos modes de vie, notre rapport à notre environnement, à la Terre, que nous épuisons sans la moindre considération ?

Si nous le sommes… alors… nous DEVONS regarder l’image que ces personnages d’opéras nous renvoient comme étant DEJA notre réalité… Alors, nous avons déjà perdu… Alors… nous sommes indignes de la supériorité que nous croyons légitime de revendiquer sur les hommes des cavernes, sur les Egyptiens, sur les Grecs, sur les Romains, sur les Assyriens, sur les Gaulois, sur…. Le Moyen-Âge, sur tous ceux qui nous ont précédé… qui, eux, malgré leurs limites, ou leurs erreurs… ont malgré tout su vivre suffisamment en harmonie avec leur environnement, cette même Terre, pour que l’avenir soit possible.

Ce qui est en jeu, ce que ces personnages d’opéra viennent vous dire, par la voix de l’artiste, c’est que la plus terrible erreur, la plus grande catastrophe… seraient de continuer dans cette voie… mais aussi, que le plus grand défi, l’enjeu de plus fort, auquel l’Homme est confronté, depuis son apparition, est de savoir si… quelles que soient son origine, sa race, sa culture, sa religion, sa puissance économique, son sexe, son mode de vie… il saura IMAGINER et REALISER une autre suite, INVENTER UN AVENIR POSSIBLE ! Nous en sommes-là, et l’artiste devient aujourd’hui prophète, au sens baudelairien, wagnérien, pour vous le dire, car… c’est là son devoir, sa mission !

L’impuissance du pouvoir,

Scènes de Richard Wagner 

« Powerless power,

Die machtlose Macht »

 Das Rheingold                                 Schlußgesang des Wotans

Die Walküre                                        Wotans Erzählung

                                                                      Wotans Abschied

Der fliegende Holländer            Monolog des Holländers

Parsifal                                                   Anrede des Amfortas

                                                                      Gebet des Amfortas

Frédéric ALBOU, Heldenbariton

Orchestre de la Radio-télévision d’Athènes

Alexandre MYRAT, Direction